Olivia Recasens

Editrice, auteure | Société, Sciences, Nature, Débat

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Et si l’intelligence humaine était une variation de l’intelligence animale…  Par Olivia Recasens

Pour l’éthologue Frans de Waal, les chercheurs se sont longtemps trompé  en voulant comparer les intelligences animale et humaine. Aujourd’hui, le regard que nous portons sur l’animal a changé. En octobre 2016, cet expert du QI animal dont le livre Primates et philosophes sort en Poche aux Editions du Pommier editions-lepommier.fr , accordait un entretien pour le Point. Le voici :

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Olivia Recasens : Notre imaginaire reste dominé par la conception de “l’animal-machine”  de Descartes . Est-ce propre à l’Occident ?

Frans de Waal : La science ne croit pas vraiment en la dichotomie cartésienne entre l’esprit et le corps ou entre l’homme et l’animal. Il n’y a rien dans le cerveau humain qui diffère radicalement de celui d’un singe. Ainsi, pour le biologiste, l’intelligence humaine est une variation de l’intelligence animale. Nous avons un ordinateur plus puissant, plus grand, mais pas différent. Et, bien sûr, le concept de “l’âme” qui intéressait tant Descartes n’a aucune signification en science.

Pourquoi dites-vous qu’on s’est trompé en voulant comparer les intelligences animale et humaine ?

On peut comparer l’intelligence des humains et celles d’autres primates, parce que nous sommes à bien des égards semblables. Mais avec une espèce très différente, comme les chauves-souris ou les dauphins, la comparaison a moins de sens. “Sommes-nous plus intelligents qu’un poulpe ou qu’un chien ?” n’est pas une question intéressante. Ils ont des capacités cognitives très différentes, comme détecter une petite proie dans l’obscurité. N’importe quel ingénieur spécialiste des systèmes radar des avions vous dira que c’est une compétence très complexe. Mais nous réduisons ces capacités “exotiques” à l’instinct ou à la perception. Nous ne pouvons pas nous intéresser uniquement aux domaines où nous excellons, comme la langue et l’utilisation d’outils. On a dépensé beaucoup d’énergie à chercher le langage chez l’animal et cela n’a pas donné beaucoup de résultats.

Justement, de l’absence de langage on a souvent déduit l’absence de pensée. Or, selon vous, l’homme est la seule espèce linguistique.

Oui, je crois que la langue est une capacité uniquement humaine, pas la communication – beaucoup d’animaux sont très bons en cela -, je parle de la communication symbolique, qui est notre spécialité. Mais la langue ne pense pas, elle dépend de la pensée, et celle-ci peut se faire sans langage. Les animaux résolvent des problèmes complexes sans parler. Tout ce qu’ajoute la langue est de nous aider à communiquer nos pensées.

Après avoir passé des décennies à étudier les animaux, avez-vous vu évoluer notre relation à l’animal ?

Le regard sur l’animal a changé. Ma propre recherche et les livres que j’écris contribuent à ce changement. Je suis un membre du conseil de Chimp Haven, un sanctuaire qui reçoit beaucoup de chimpanzés de laboratoire et les met à la retraite dans de grandes îles boisées en Louisiane. Mais le problème principal est celui du sort réservé au bétail. Les animaux de ferme se comptent en milliards, mais nous ne les voyons jamais. Ils sont comme invisibles. Ce qui freine la prise de conscience.

Qu’avez-vous appris sur l’intelligence humaine ?

Les neurosciences animales montrent combien d’eux est en nous, et combien de nous est en eux. Même les rats sont souvent utilisés pour modéliser les neurosciences humaines. Essentiellement, tous les cerveaux des mammifères fonctionnent de la même manière. Cependant, l’intelligence universelle n’existe pas, chaque espèce a ses propres besoins et spécialisations. C’est ce que nous avons appris au cours des vingt-cinq dernières années avec les études animales.

Prenez par exemple Ayumu, un jeune chimpanzé mâle à l’Institut de primatologie de l’université de Kyoto, au Japon. En 2007, il a réussi à mettre KO la mémoire humaine : il s’est souvenu de l’emplacement sur un écran tactile d’une série de chiffres de 1 à 9, apparus de façon aléatoire puis rapidement remplacés par des pastilles blanches. Avec 80 % de précision, quelque chose qu’aucun humain n’a réussi à faire jusqu’à présent. Lorsque les chercheurs ont réduit à quelques secondes le laps de temps avant d’effacer les chiffres, Ayumu est resté aussi précis. On a fait s’affronter Ayumu et un champion britannique connu pour sa capacité à mémoriser des cartes. Ayumu l’a écrasé. La rencontre, jugée trop embarrassante, n’a jamais été montrée à la télévision.

Les éthologues se sont intéressés aux espèces sauvages avant de se pencher sur les espèces domestiques. Pour quelle raison ?

En général, les grands singes ont été les premiers à inspirer des découvertes grâce à leur intelligence manifeste. Une fois qu’ils ont rompu la digue entre les humains et le reste du règne animal, les vannes de la recherche se sont ouvertes à l’intégration des autres espèces, les unes après les autres.

La domestication n’apporte-t-elle pas un surplus d’intelligence ?

Elle améliore la relation avec les humains – les chiens se mettent en harmonie avec le langage du corps humain -, mais elle réduit aussi généralement la taille du cerveau, de sorte que les animaux domestiques sont moins intelligents, ce qui est logique, car ils n’ont pas à chercher leur propre nourriture.

Des choses inattendues ont tout de même été découvertes par exemple chez le mouton…

Le fait que les moutons se reconnaissent entre eux. Des scientifiques britanniques leur ont appris à différencier vingt-cinq paires de visages de leur propre espèce : dans chaque paire, un choix était récompensé et l’autre non. Les moutons ont appris les vingt-cinq différences et les ont retenues pendant deux ans. Ce faisant, ils ont activé les mêmes régions du cerveau et les mêmes circuits neuronaux que les humains, notamment certains neurones qui réagissent spécifiquement aux visages et pas aux autres stimulus. Ces neurones spéciaux s’activaient quand le mouton regardait des photos de compagnons dont il se souvenait ; de fait, il les appelait en bêlant vers l’image comme s’ils étaient là. Ce qui veut dire que mêler les troupeaux, comme on le fait parfois, parce qu’on les considère comme des masses indifférenciées, doit causer plus de stress que nous ne le pensions.

On croyait l’empathie propre à notre espèce, et vous affirmez que les animaux sont de grands humanistes !

On étudie maintenant l’empathie chez les primates, les chiens, les dauphins, les éléphants… Les dernières études réalisées sur les rongeurs ont révélé des mécanismes neurologiques similaires à ceux des humains. Ainsi, l’idée que les autres animaux sont doués d’empathie est maintenant acceptée.

Que reste-t-il de propre à l’homme ? Peut-être la conscience ?

Nous ne savons pas comment mesurer la conscience, parce qu’elle est d’abord une expérience subjective. Mais le cerveau des humains et ceux d’autres mammifères sont tellement semblables que nous supposons que les animaux sont conscients. Si la conscience est le sens du bien et du mal, il y a encore beaucoup de parallèles. Enfin, il n’y a aucune raison de penser que la moralité est apparue seulement chez l’homme.

 

 

 

Olivia Recasens

Editrice (Tana) et auteure

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